mardi 29 avril 2008

DECONSTRUCTION DE LA "PRE/TRANS FALLACY" DE KEN WILBER. Evolution des mentalités 5.

EXPOSE JUSTIFIANT LA "PRE/TRANS FALLACY" SELON KEN WILBER.


Préambule : pour aborder cet article on peut consulter auparavant une première confrontation que nous avions mené entre les positions de Freud, Jung, Wilber et Aurobindo sur notre site au lycée de St Witz en cliquant ici.



A - Freud et le sentiment océanique.

Freud au terme d'un échange épistolaire avec Romain Rolland qui est connu pour avoir rédigé des introductions à Ramakrishna et Vivékananda écrivait dans Malaise dans la civilisation :

" L'un de ces hommes éminents se déclare dans ses lettres mon ami. je lui avais adressé le petit livre où je traite la religion d'illusion ; il me répondit qu'il serait entièrement d'accord avec moi s'il ne devait regretter que je n'eusse tenu aucun compte de la source réelle de la religiosité. Celle-ci résiderait, à ses yeux, dans un sentiment particulier dont lui-même était constamment animé, dont beaucoup d'autres lui avaient confirmé la réalité, dont enfin il était en droit de supposer l'existence chez des millions d'êtres humains. Ce sentiment, il l'appellerait volontiers la sensation de l'éternité, il y verrait le sentiment de quelque chose d'illimité, d'infini, en un mot : d'« océanique ». Il en ferait ainsi une donnée purement subjective, et nullement un article de foi. Aucune promesse de survie personnelle ne s'y rattacherait. Et pourtant, telle serait la source de l'énergie religieuse, source captée par les diverses Églises ou les multiples systèmes religieux, par eux canalisée dans certaines voies, et même tarie aussi. Enfin la seule existence de ce sentiment océanique autoriserait à se déclarer religieux, alors même qu'on répudierait toute croyance ou toute illusion.
Cette déclaration de la part d'un ami que j'honore, et qui a lui-même décrit en termes poétiques le charme de l'illusion, m'a fort embarrassé. En moi-même, impossible de découvrir pareil sentiment « océanique ». Et puis, il est malaisé de traiter scientifiquement des sentiments. On peut tenter d'en décrire les manifestations physiologiques. Mais, quand celles-ci vous échappent - et je crains fort que le sentiment océanique lui aussi ne se dérobe à une telle description -, il ne reste qu'à s'en
tenir au contenu des représentations les plus aptes à s'associer au sentiment en question. Si j'ai bien compris mon ami, sa pensée aurait quelque analogie avec celle de ce poète original qui, en guise de consolation, en face d'une mort librement choisie, fait dire à son héros: « Nous ne pouvons choir de ce monde » 1 [D. Chr. GRABBE, Hannibal: « Certes nous ne tomberons jamais au-dehors du monde. Si nous y sommes, c'est une fois pour toutes. »]. Il s'agirait donc d'un sentiment d'union indissoluble avec le grand Tout, et d'appartenance à l'universel. Mais, à mon sens, il s'agirait plutôt d'une vue intellectuelle, associée à un élément affectif certain, lequel, comme on sait, ne fait jamais défaut dans des pensées de si vaste envergure. Si je m'analyse, je ne puis me convaincre par moi-même de la nature primaire d'un tel sentiment, mais ceci ne m'autorise pourtant pas à en nier la réalité chez autrui. La seule question est de savoir si son interprétation est exacte et si l'on doit reconnaître en lui le fons et origo de tout besoin religieux. Je ne puis apporter au débat aucun élément propre à influencer de façon décisive la solution de ce problème, L'idée que l'être humain puisse être renseigné sur les liens qui l'unissent au monde ambiant par un sentiment immédiat et l'orientant dès l'origine dans ce sens, cette idée semble si étrange, s'insère si mal dans la trame de notre psychologie qu'un essai d'interprétation psychanalytique, c'est-à-dire génétique, s'impose à son sujet."

Freud poursuit : "Le premier raisonnement dont nous disposons est le suivant : normalement, rien n'est plus stable en nous que le sentiment de nous-mêmes, de notre propre Moi. Ce Moi nous apparaît indépendant, un, et bien différencié de tout le reste. Mais que cette apparence soit trompeuse, que le Moi au contraire rompe toute limite précise, et se prolonge dans une autre entité inconsciente que nous appelons le soi et auquel il ne sert proprement que de façade, c'est ce que, la première, l'investigation psychanalytique nous a appris ; et, d'ailleurs, nous attendons encore maints autres éclaircissements sur les relations qui lient le Moi au soi. Mais, considéré de l'extérieur tout au moins, le Moi paraît comporter des limites nettes et précises. Il n'est qu'un seul état - exceptionnel il est vrai, mais qu'on ne saurait pour cela qualifier de morbide - qui soit de nature à modifier cette situation : au plus fort de l'état amoureux, la démarcation entre le Moi et l'objet court le risque de s'effacer. A l'encontre de tous les témoignages des sens, l'amoureux soutiendra que Moi et Toi ne font qu'un, et il est tout prêt à se comporter comme s'il en était réellement ainsi. Ce qu'une fonction physiologique peut suspendre momentanément doit naturellement aussi pouvoir être troublé par des processus morbides. La pathologie nous fait connaître une multitude d'états où la délimitation du Moi d'avec le monde extérieur devient incertaine, fait l'objet d'un tracé réellement inexact : dans certains cas, des parties de notre propre corps, voire des éléments de notre propre vie psychique, perceptions, pensées, sentiments, apparaissent comme étrangers, semblent ne plus faire partie du Moi ; dans d'autres cas, on attribue au monde extérieur ce qui visiblement a pris naissance dans le Moi et devrait être reconnu par lui. Ainsi donc le sentiment du Moi est lui-même soumis à des altérations, et ses limites ne sont pas constantes.
En poursuivant ce raisonnement, nous sommes amenés à nous dire ceci : le sentiment du Moi que possède l'adulte n'a pu être tel dès l'origine. Il a dû subir une évolution qu'on ne peut évidemment pas démontrer, mais qui, en revanche, se laisse reconstituer avec une vraisemblance suffisante 1.[1 Cf. les nombreux travaux sur le développement et le sentiment du Moi ou sur les stades de développement du sens de la réalité, depuis ceux de Ferenczi (1913) jusqu'aux contributions de P.Federn (1926-1927) et d'autres publiées depuis lors.] Le nourrisson ne différencie pas encore son Moi d'un monde extérieur qu'il considère comme la source des multiples sensations affluant en lui. Il n'apprend à le faire que peu à peu, qu'en vertu d'incitations diverses venues du dehors. Un fait en tout cas doit lui faire la plus forte impression, c'est que certaines sources d'excitation, qu'il ne reconnaîtra que plus tard comme émanant de ses propres organes, sont susceptibles de lui procurer des sensations de tous les instants, alors que certaines autres, plus fugitives, tarissent périodiquement - parmi ces dernières, relevons la plus convoitée : le sein maternel - et ne jaillissent à nouveau que si lui-même a recours aux cris.
De la sorte, le Moi se trouve placé pour la première fois en face d'un« objet », autrement dit d'une chose située« au-dehors», et que seule une action particulière contraint à apparaître. Un second facteur va contribuer, en outre, à détacher le Moi de l'ensemble des sensations, c'est-à-dire à lui faire apercevoir ce « dehors » : ce sont les sensations de douleur et de souffrance fréquentes, variées et inévitables que le « principe du plaisir », en maître absolu, exige que l'on supprime ou que l'on évite. La tendance se développe à isoler du Moi, à expulser au-dehors tout ce qui peut devenir source de déplaisir, à former ainsi un Moi purement hédonique 2 [2 Dans le texte allemand: l'équation Lust-Ich, soit Moi-plaisir. (N.d. T.)] auquel s'oppose un monde extérieur, un « dehors » étranger et menaçant. Les limites de ce Moi hédonique primitif ne pourront échapper à une rectification imposée par l'expérience. Il existe maintes choses auxquelles on voudrait ne pas renoncer en tant que sources de plaisir et qui ne sont pourtant pas « Moi », mais « objet ». Et maints tourments qu'on veut éviter se révèlent malgré tout comme inséparables du Moi, et d'origine interne. On apprend alors à connaître un procédé permettant, au moyen d'une orientation intentionnelle de l'activité des organes des sens et, d'autre part, d'une action musculaire appropriée, de distinguer l'Interne - se rapportant au Moi - de l'Externe - provenant du monde extérieur - et c'est en franchissant cette étape qu'on assimile pour la première fois le « principe de réalité » qui doit dominer l'évolution ultérieure. Cette distinction tend naturellement vers un but pratique . la défense contre les sensations pénibles perçues ou simplement menaçantes. Le fait que le Moi ne recourt à aucune autre méthode de défense contre certaines excitations déplaisantes d'origine interne que celles dont il use contre les sensations désagréables d'origine externe, voilà qui deviendra le point de départ de troubles morbides importants.
C'est donc de cette manière que le Moi se détache du monde extérieur. Ou plus exactement : à l'origine le Moi inclut tout, plus tard il exclut de lui le monde extérieur. Par conséquent, notre sentiment actuel du Moi n'est rien de plus que le résidu pour ainsi dire rétréci 1 [1 Dans le texte allemand : « ratatiné ». (NA.T.)] d'un sentiment d'une étendue bien plus vaste, si vaste qu'il embrassait tout, et qui correspondait à une union plus intime du Moi avec son milieu.
Si nous admettons que ce sentiment primaire du Moi s'est conservé - en plus ou moins large mesure - dans l'âme de beaucoup d'individus, il s'opposerait en quelque sorte au sentiment du Moi propre à l'âge mûr, et dont la délimitation est plus étroite et plus précise. Et les représentations qui lui sont propres auraient précisément pour contenu les mêmes notions d'illimité et d'union avec le grand Tout, auxquelles recourait mon ami pour définir le sentiment« océanique». Et, cependant, sommes-nous en droit d'admettre la survivance du primitif à côté de l'évolué qui en est émané ?
Sans aucun doute, car pareil phénomène n'a rien pour nous surprendre, ni dans le domaine psychique ni dans d'autres. Dans celui de l'évolution animale, nous nous en tenons à la conception que les espèces les plus évoluées sont issues des plus primitives. Et pourtant nous rencontrons aujourd'hui encore toutes les modalités de vie les plus simples parmi les espèces vivantes. Celle des grands sauriens s'est éteinte pour faire place aux mammifères, et pourtant un représentant authentique de cette espèce, le crocodile, vit encore au milieu de nous. L'analogie peut sembler trop lointaine ; elle souffre, en outre, du fait que la plupart des espèces inférieures survivantes ne sont pas les vrais ancêtres des espèces actuelles plus lentement évoluées. Les types intermédiaires ont généralement disparu, et nous ne les connaissons qu'à l'aide d'une reconstitution. Dans le domaine psychique, en revanche, la survivance de l'état primitif, à côté de l'état transformé qui en dérive, est si fréquente qu'il devient superflu de la prouver par des exemples ; le plus souvent, elle est consécutive à une scissure au cours du développement. Tandis que tel élément (quantitatif) d'une certaine attitude ou d'un certain instinct a pu échapper à toute modification, tel autre a subi celle inhérente au développement ultérieur."

Romain Rolland avec son image de sentiment océanique voulait rester assez vague conceptuellement pour suggérer à Freud une expérience par delà ses distinctions entre conscient et inconscient (çà et surmoi) et une expérience qui ne soit pas liée à des croyances (nourries surtout selon Freud par le surmoi). Mais Le disciple de Freud Ferenczi comme on le voit dans Thalassa parlera précisément de ce moment où le foetus est dans le ventre de sa mère comme dans une mer paradisiaque : on a là l'esquisse d'un sentiment océanique. Romain Rolland a peut-être manqué de rigueur pour poser à Freud réellement question à ses théories. Freud eut été plus gêné si au-delà de la conscience d'éveil, de la conscience de rêve ou de celle en jeu dans le sommeil profond on lui eut évoqué un quatrième état de conscience qui n'effaçait aucun des autres tout en restant derrière chacun d'eux. La philosophie du Védanta présente ainsi un état de supraconscience qui échappe à l'égo qui n'existe pleinement que durant l'état de veille et qui transcende l'état de sommeil profond associé habituellement à une quasi absence d'activité neurologique qui explique une absence de conscience de soi. Ce quatrième état ne peut se réduire aisément à une réminiscence d'un état fusionnel entre le moi et le ça par-delà le surmoi...
Quoi qu'il soit Freud donne des armes pour condamner toute mystique de fusion au tout comme une forme de régression infra-rationnelle car infra-égoïque. Des commentateurs religieux qui se réclament d'un Dieu en "Tu" face à un "je" condamneront sans plus approfondir les mystiques orientales hindoues et bouddhistes en reprenant les termes de la discussion entre Romain Rolland et Freud.


B - Jung contre Freud.
Jung dans Dialectique du Moi et de l'inconscient, pp. 107-109, éd. Folio écrit :

"L'IDENTIFICATION AVEC LA PSYCHE COLLECTIVE.
[Une voie] par laquelle l'individu pourrait envisager de s'acheminer, consisterait à s'identifier avec la psyché collective. Cela reviendrait à accepter l'inflation, non plus implicitement et à son propre insu, mais sciemment, à élever en quelque sorte l'inflation à la dignité d'un système, c'est-à-dire que le sujet qui ferait sienne une telle attitude se sentirait dorénavant le détenteur heureux de la grande vérité, de cette fameuse vérité qui, lui semblait-il, restait encore à découvrir, de cette espèce de connaissance définitive qui est appelée à assurer le salut des peuples. Cette attitude n'entraîne pas nécessairement une 'folie des grandeurs' dans sa forme banale et grossière; le plus souvent cette mégalomanie s'extériorise sous la forme atténuée bien connue de l'inspiration prophétique, de la vocation réformatrice ou de l'aspiration au martyre. Pour les esprits faibles qui, fréquemment, compensent leur débilité par une dose inversement proportionnelle d'orgueil, de vanité et de naïveté mal placée, le danger n'est pas mince de succomber à cette tentation. Qu'on le veuille ou non, l'accès à la psyché collective produit dans l'individu, par son ouverture même, un renouveau de vie, que la sensation qui en résulte soit sentie comme agréable ou désagréable. Or, ce renouveau de vie, on entend le capter et le conserver; tantôt parce que tel sujet se sent exalté dans son être vital, tantôt parce qu'un autre s'en promet un vaste enrichissement de ses connaissances; tantôt enfin, parce qu'un troisième y discerne une clé ou un moyen qui lui permettra de métamorphoser sa vie. C'est pourquoi tous ceux qui ont pressenti les grandes valeurs cachées ou enterrées dans la psyché collective ne veulent plus, pour un motif ou un autre, les laisser échapper, et ils s'efforceront tous de conserver, d'une façon ou d'une autre, ce contact nouveau, exaltant ou révélateur, qu'ils ont trouvé avec les fondements originels de la vie.

Pour ce faire, la voie la plus immédiate qui s'offre semble être l'identification à laquelle invite, en quelque sorte en bonne et due forme, la dissolution de la 'persona', qui se fond dans la psyché collective et s'y confond, s'unifie à ce gouffre qui l'absorbe et dans lequel elle peut s'engloutir sans laisser la trace même d'un souvenir. Ce comportement mystique peut être le fait de toute créature de qualité, comme la "nostalgie de la mère", ce regard en arrière vers la source, est inné en chacun.
Ainsi que je l'ai précédemment montré en détail, la nostalgie régressive du retour en arrière vers les sources, où Freud, on le sait, n'a vu que "fixation infantile" ou "désir d'inceste", comporte de grandes valeurs et une nécessité particulière; celles-là et celle-ci sont mises en évidence dans les mythes par le fait que, par exemple, c'est le plus fort et le meilleur, à savoir le héros, qui se laisse entraîner par la nostalgie régressive et qui s'expose intentionnellement au danger d'être englouti par le monstre de la matrice maternelle originelle. Et il est précisément un héros parce qu'il ne se laisse point engloutir définitivement, mais subjugue le monstre, et non pas une fois, 'mais à de nombreuses reprises'. C'est dans la victoire remportée sur la psyché collective que réside la vraie valeur, la conquête du trésor, de l'arme invincible, du précieux talisman ou de tous autres biens suprêmes inventés par le mythe. Quiconque donc s'identifie à la psyché collective et s'y perd -- c'est-à-dire, en langage mythique, se laisse engloutir par le monstre -- va par conséquent se trouver au voisinage immédiat du trésor que garde le serpent, mais au détriment de toute liberté et pour son plus grand dommage. Qui a conscience du ridicule de cette identification n'osera l'élever à la dignité d'un principe.

Mais le danger, c'est précisément que l'humour nécessaire pour se rendre compte de ce ridicule fait défaut au plus grand nombre, ou que précisément sur ce point il fait faillite : la plupart des sujets se sentent emportés par un souffle pathétique, grandis par une espèce de gestation lourde de signification, qui leur interdisent toute critique efficace à l'adresse d'eux-mêmes."

On a ici une réponse à Freud qui juge les expériences religieuses et mystiques comme régressives et infrarationnelles car pré-égoïques. Pour Jung, l'ego n'est qu'une première étape d'individuation. Il doit pouvoir se confronter à l'inconscient collectif s'il veut vraiment s'individuer consciemment. Sa plongée dans le Tout n'est pour Jung que la condition express pour une individuation plus ample. Jung parvient par une dialectique à inclure le point de vue de Freud et à le transcender.

Mais quand on parcourt internet ou les oeuvres de Jung en détail le sentiment de voir en Jung celui qui permet de concilier psychologie et expérience mystique est fort entamé quand on découvre l'épisode "Wotan".

Voici un article à l'évidence profasciste qui minimise d'ailleurs volontiers le resaisissement de Jung dans cet épisode :


Kerry Bolton écrit dans C.G. Jung et le mouvement volkisch :
"«L'homme est nécessaire pour illuminer l'obscurité du Créateur.» -- C.G. Jung
Carl-Gustav Jung (1875-1961), lorsqu'il fonda la psychologie analytique, le fit en rupture et en contradiction avec l'école psychologique de son mentor Sigmund Freud. L'école jungienne et l'école freudienne reflètent l'opposition entre les visions-du-monde germanique et juive dans le domaine de la psychologie. En effet, il semble que les observations de Freud ont été faites principalement sur des patients juifs. Jung commenta: «... C'est une erreur assez impardonnable d'accepter les conclusions d'une psychologie juive comme généralement valables.» […]
L'inconscient collectif
Jung apporta une importante contribution à la science avec sa théorie selon laquelle il n'existe pas seulement un inconscient individuel mais aussi un inconscient collectif, incluant un inconscient racial et ethnique, qui a un impact important et qui détermine l'Etre profond et l'identité [de cette race ou de cette ethnie]. Ce fut un développement scientifique et une élaboration du concept soutenu par des philosophes allemands tels que Herder, postulant que chaque peuple, ou chaque nation, possède sa propre «âme».
Jung affirma: «Il n'y a pas de doute qu'à un niveau antérieur et plus profond du développement psychique, où il est encore impossible de distinguer entre une mentalité aryenne, sémitique, chamitique ou mongole, toutes les races humaines ont une psyché collective commune. Mais avec le début de la différenciation raciale, des différences essentielles se sont aussi développées dans la psyché collective.»
Jung indique ce que cela signifie en termes pratiques, comme par exemple quand des politiciens et des leaders religieux essayent d'imposer une société multiraciale. Jung écrivit: «Pour cette raison, nous ne pouvons pas transplanter en bloc l'esprit d'une race étrangère dans notre propre mentalité sans dommage important pour cette dernière, un fait qui cependant ne dissuade pas les natures faibles d'être émues par la philosophie hindoue et par ce genre de choses.»
L'Ombre
Une autre contribution majeure de Jung fut sa théorie de l'individuation, c'est-à-dire de l'Etre Total amené dans la réalité en intégrant son inconscient refoulé dans le Soi conscient. A ce processus qui est central dans la thérapie jungienne, Jung appliqua le mot allemand de Heilweg, la «voie sacrée» de la guérison. Sur la route vers l'individuation, on est confronté à l'inconscient refoulé, ou Côté obscur du Soi, défini par Jung comme «l'Ombre du Soi»
Selon le thème jungien de l'inconscient collectif, non seulement un individu mais une nation ou une ethnie entière, possède sa propre et unique «Ombre» collective. C'est ce que Jung exprima à la nation germanique lorsqu'il écrivit: «Nous ne pouvons peut-être pas aller au-delà de notre niveau actuel de nos racines primitives. Mais nous la recevrons seulement si nous retournons en arrière de notre niveau culturel, donnant ainsi à l'homme primitif refoulé en nous-mêmes une chance de se développer. Comment cela doit être fait est un problème que j'ai essayé de résoudre depuis des années ... L'édifice existant est pourri. Nous avons besoin de quelques nouvelles fondations. Nous devons creuser jusqu'au primitif qui est en nous, car c'est seulement en dehors du conflit entre l'homme civilisé et le Barbare germanique que sortira alors ce dont nous avons besoin: une nouvelle expérience de Dieu ...»
Le mouvement völkisch
Jung considérait que le primitif -- ou Ombre -- du peuple germanique était réprimé par un millénaire d'esclavage moral chrétien. Quand ce qui est naturel pour un individu ou pour un peuple entier est réprimé, il ressortira finalement sous une forme ou sous une autre. La préoccupation de Jung était que l'Ombre germanique puisse arriver à la conscience, avec pour résultat l'individuation collective de tout le peuple. Il avait déclaré en 1919, l'année même où Hitler adhéra au nouveau Parti des Travailleurs Allemands (DAP) : «Comme la vision-du-monde chrétienne perd de son autorité, la plus grande menace viendra quand on entendra rôder la 'bête blonde' dans sa prison souterraine, prête à tout moment à jaillir avec des conséquences dévastatrices».
Le désir de Jung de voir se réaliser «l'individuation» du peuple germanique l'amena au contact des énergiques mouvements völkisch qui avaient émergé pendant la fin du 19ème siècle, et qui étaient encore plus déterminés avec l'humiliation de l'Allemagne et de l'Autriche après la 1ère Guerre Mondiale. De la même manière, ces mouvements comprirent la compatibilité de la psychologie jungienne avec leur propre idéologie.
L'un des théoriciens völkisch était Jacob Wilhelm Hauer [1881-1962], fondateur du «Mouvement de la Foi Nordique». Il s'impliqua dans des conférences et des associations jungiennes pendant les années 30. En 1934, il donna une conférence sur le symbolisme des nombres, qui avait une grande influence sur Jung, et pendant cette même conférence Hauer utilisa le concept jungien de l'inconscient collectif pour suggérer l'existence d'un inconscient racial associé à un symbolisme racial.
L'année précédente, les Nationaux-socialistes étaient arrivés au pouvoir, et Jung écrivit son célèbre essai «Wotan» (1936), affirmant que le Reich national-socialiste était un appel à l'Ombre refoulée, ou inconscient wotanique de l'Allemagne. Il écrivit: «Les profondeurs du caractère de Wotan expliquent mieux le National-socialisme que tous les facteurs économiques, politiques et psychologiques mis ensemble».
Dans la querelle pour la souveraineté spirituelle sur l'Allemagne nationale-socialiste, entre les «Chrétiens allemands» qui avaient «aryanisé» Jésus, et le mouvement païen anti-chrétien, Jung condamna les premiers, et appela les Allemands à apporter tout leur appui au mouvement de Hauer pour réaliser cette «nouvelle expérience de Dieu», de Wotan. Il décrivit Hauer comme «possédé par Dieu» (c'est-à-dire par Wotan) et les activités de Hauer comme «les efforts tragiques et réellement héroïques d'un savant consciencieux».
Pour Jung, la «Vieille Religion» [païenne] était toujours vivante, bien que souterraine et attendant de pouvoir resurgir. Il écrivit:
Non, la mémoire de la vieille religion allemande ne s'est pas éteinte. On raconte qu'il y a des barbes grises en Westphalie qui savent encore où les vieilles images des dieux sont cachées; sur leurs lits de mort, ils l'enseignèrent à leurs plus jeunes petit-fils, qui détiennent le secret ... En Westphalie, l'ancienne Saxonie, tout ce qui est enterré n'est pas mort ...
A notre époque actuelle, avec l'âme européenne étouffée par le matérialisme et la superficialité, et les reliquats moribonds et putrides d'un millénaire de répression spirituelle judéo-chrétienne, Jung apporte un éclairage grâce auquel le peuple européen en tant que collectivité pourrait retrouver son chemin vers un sens de l'existence. Comme ce grand interprète de l'Etre Européen, le philosophe existentialiste et favorable au National-socialisme, Martin Heidegger, écrivit: «Le passé de l'existence humaine pris comme un tout n'est pas un vide, mais ce à quoi nous retournons toujours quand nous avons établi de profondes racines. Mais ce retour n'est pas une acceptation passive de ce qui a été, mais sa transmutation.
C.G. Jung, Wotan, 1936:
Nous devons connaître ... les récits mythologiques qui nous viennent des époques où l'on expliquait pas encore tout par l'homme, où l'on ne ramenait pas tout à ses capacités limitées, mais où l'on trouvait les causes profondes dans les domaines de l'âme et dans ses puissances autonomes. Les premières intuitions de l'homme personnifièrent ces pouvoirs comme des dieux et les décrivirent minutieusement dans des mythes s'accordant selon les circonstances avec leurs caractères particuliers [cultures]. Cela pouvait se faire le plus facilement à l'aide des images ou types primordiaux, solidement établis, qui sont innés dans l'inconscient de nombreux peuples, et qui exercent une influence directe sur eux. Comme le comportement d'une race tire son caractère spécifique de ses images sous-jacentes, nous pouvons parler de l'archétype «Wotan» comme d'un facteur psychique autonome, qui produit des effets dans la vie collective d'un peuple et qui, précisément par cette action, révèle ainsi sa propre nature. Car Wotan possède sa propre biologie particulière, différente de la nature des individus.
Les archétypes sont précisément comme des lits de rivières, que le flot a délaissés, mais qu'il peut envahir à nouveau après une période de temps indéterminée. Un archétype est semblable à une vieille gorge encaissée, dans laquelle les flots de la vie ont longtemps coulé. Plus ils ont creusé ce lit, plus ils ont gardé cette direction et plus il est probable que tôt ou tard ils y retourneront. Si la vie de l'individu est régulée, comme dans un canal, au sein de la société humaine et en particulier dans l'Etat, il n'en demeure pas moins que la vie des peuples est semblable au cours d'un torrent bouillonnant que personne ne peut endiguer (...) Dès que ce n'est plus l'être [la conscience] mais la masse [l'inconscient collectif, l'Ombre] qui se meut, la régulation humaine cesse et les archétypes commencent à exercer leur influence ...
... un dieu a pris possession des Allemands et leur maison est remplie d'un «vent furieux» ... Peut-être pourrions-nous résumer ce phénomène général comme une Ergriffenheit -- un état où l'on est «saisi» ou possédé. Le terme ne postule pas seulement un Ergriffener (celui qui est «saisi») mais aussi un Ergreifer (celui qui saisit). Wotan est un Ergreifer des hommes, et à moins que l'on souhaite déifier Hitler -- ce qui en effet est réellement arrivé -- alors Wotan est réellement la seule explication (...) Les dieux sont sans aucun doute des personnifications de forces psychiques ...
La chose la plus impressionnante dans le phénomène allemand est qu'un seul homme, qui à l'évidence est 'possédé', a contaminé une nation entière à une telle échelle que tout s'est mis en mouvement et a commencé à rouler ...
Wotan me semble être une hypothèse d'une pertinence incomparable. En réalité il semble seulement avoir dormi au Kiffhaüser, jusqu'à ce que les corbeaux viennent se présenter au rapport de l'aube. Wotan est une qualité, un caractère fondamental de l'âme allemande, un «facteur» psychique de nature irrationnelle, un cyclone qui anéantit et balaie au loin la zone calme où règne la culture. En dépit de leur excentricité, les adorateurs de Wotan semblent avoir jugé les choses plus correctement que les adorateurs de la raison. Apparemment tout le monde a oublié que Wotan est une donnée germanique originelle, la plus authentique expression et la personnification insurpassable d'une donnée fondamentale du peuple allemand. [...] le dieu des Allemands c'est Wotan et non le dieu chrétien universel. […]
Jost Turner:
[...] Le professeur Jung étudia non seulement les mystères de l'inconscient, mais aussi la possiblité d'évolution supérieure par l'effort discipliné (peut-être le professeur Jung, étant lui-même de sang germanique, était-il aussi influencé par le Wotanisme). Il n'étudia pas seulement cela, mais il mit ses découvertes en pratique. En réponse à ceux qui se plaignaient qu'il faisait trop peu pour corriger les défauts du monde, il répondait qu'il avait compris depuis longtemps que pour changer le monde, il fallait d'abord se changer soi-même. Le professeur Jung partagea beaucoup de ses réflexions avec deux autres personnes qui avaient aussi passé un temps considérable à explorer la possibilité d'évolution par l'effort personnel: le célèbre écrivain Hermann Hesse, et le leader national-socialiste chilien Miguel Serrano.
Voici des extraits intéressants et révélateurs d'une lettre écrite par le professeur Jung à Miguel Serrano le 14 septembre 1960:
« [...] Comme nous avons en grande partie perdu nos dieux et que la condition actuelle de notre religion n'offre pas une réponse efficace à la situation mondiale en général et à la «religion» communiste en particulier, nous sommes à peu près dans la même situation fâcheuse que l'Allemagne pré-nationale-socialiste des années 20, c'est-à-dire que nous sommes en position de prendre le risque d'une nouvelle expérience wotanique, mais cette fois à l'échelle mondiale. (...) Quand, par exemple, la croyance dans le dieu Wotan disparut et que personne ne pensa plus à lui, le phénomène originellement nommé Wotan demeura; rien ne changea sauf son nom, comme le National-socialisme l'a démontré à grande échelle. Un mouvement collectif est composé de millions d'individus, chacun d'entre eux présentant les symptômes du Wotanisme, prouvant donc qu'en réalité Wotan n'est jamais mort mais a conservé sa vitalité et son autonomie d'origine. Notre conscience s'imagine seulement qu'elle a perdu ses dieux; en réalité, ils sont toujours là et attendent seulement des conditions différentes pour revenir en force. » "

La lecture de cet article sulfureux, même si comme on le voit lors d'une relecture attentive le Jung des années soixante voit davantage le danger de cet archétype, il n'en reste pas que dans les années 30, il en a subi l'attraction voyant l'ombre où elle n'était pas. A vrai dire son errance des années trente n'est-elle pas la preuve d'un défaut de discernement entre ce qui relève de la régression et de l'individuation ?

C - Ken Wilber au-delà du débat Jung/Freud.

Quand on en est là du débat, la position de Ken Wilber semble éclairante en opérant une véritable inclusion et transcendance des positions en présence.

Dans
The Integral Vision, p.123 sq., Ken Wilber donne une définition abordable de la "pre/post fallacy" :

"Arrêtons et remarquons ce fait : les chercheurs ont trouvé que les plus hauts stages cognitifs, moraux et du développement du soi prennent tous une tonalité spirituelle ou transpersonnelle. [...]
Mais remarquons aussi un étrange et fascinant item : quelques stages trans-rationnels et transpersonnels ressemblent superficiellement à quelques uns des stages pré-rationnels et pré-personnels.

Parce que les stages pré-conventionnels et les stages post-conventionnels sont tout deux non-conventionnels, ils sont confondus et sont souvent jugés équivalents par l'oeil non exercé. Les stages pré-rationnels sont confondus avec les stages trans-rationnels simplement parce que tout deux sont non rationnels ; les stages pré-égoïque sont confondus avec les trans-égoïques simplement parce que tout deux sont non égoïques ; le transverbal est confondu avec le préverbal parce que tout deux sont non verbaux et ainsi de suite.

Cette confusion est connue comme l'erreur pré/trans ("the pre/trans fallacy" ou "the pre/post fallacy). Quand elle se produit, les g
ens font une ou deux grosses erreurs. Ils réduisent soit toutes les réalités trans-rationnelles à des comportements infantiles pré-rationnels (tel Freud), ou ils élèvent les images infantiles pré-rationnelles et les mythes à la gloire trans-rationnel (tel Jung). Les deux que ce soit le réductionnisme ou l'élévationisme ont empoisonné la discussion de la spiritualité depuis le commencement, et ainsi les premières choses à laquelle une authentique approche intégrale contribue est d'évacuer cette obscurité particulière."[nous traduisons]

La force de cette approche permet ainsi de distinguer aisément dans les conceptions religieuses ce qui ressort d'un Dieu mythique pré-rationnel d'une part et d'autre part ce qui ressort d'un Esprit unitif transrationnel.

Ken Wilber ne nie toutefois pas qu'un enfant ou des peuplades "primitives" puissent avoir des expériences mystiques mais elles s'inscrivent dans l'interprétation mentale à laquelle leur développement leur donne accès. Ainsi Ken Wilber pour situer une expérience mystique envisage le schéma suivant qui combine une échelle ascendante de développement mental et des lignes horizontales d'expériences mystiques correspondantes.


A vrai dire la lecture de Sex, ecology, spirituality ne permettait pas vraiment d'apercevoir des possibilités d'expériences non-duelles, causales ou subtiles sur une ligne horizontale propre à chaque niveau d'évolution verticale. Le niveau transpersonnel ne commençait qu'après l'achèvement du cycle d'évolution vers le centaure (cf. Evolution des mentalités 4). Cet affinement permet de reconnaître qu'une expérience mystique est permise pour chaque niveau de développement mental.
Mais il reste qu'il ne faut donc pas confondre un sentiment océanique archaïque qui a beaucoup à voir avec un sentiment d'abandon entre les bras de la grande mère avec une vision où le corps, les cellules seraient ressentis comme une expression de conscience lumineuse et vibratoire de la nature toute entière dont chaque vibrion pourrait telle une pensée être manipulé, écarté, amendé, etc. Assurément si nous suivons bien Wilber, l'énoncé de la première expérience échappe difficilement à une tentation de régression pré-égoïque ou n'est que le signe d'un inachèvement de l'ego tandis que l'énoncé de la seconde expérience traduit déjà un sens de soi rationnel transcendé qui la situe au-delà de la ligne de développement rationnel. Autrement dit selon Wilber, on peut avoir une expérience mystique réelle mais régressive par rapport à notre développement mental. En un sens, cela rendrait compte de l'expérience de Wotan que de nombreux esprits germaniques dont Jung ont connu dans les années 1920-1930. Risquons-nous en avant de ce que dit explicitement Wilber : le charisme des nazis en même temps que leurs errances politiques tiendrait-il à ce type d'expérience psychique ? Leur négation de l'égale dignité des personnes du point de vue du nous n'est-il pas dû à cette régression du développement mental selon l'axe du "nous" alors que le développement mental selon l'axe du "il" lui conférait une puissance technologique sans précédent ?


La force de la distinction pré/post ou trans se trouve donc par ailleurs dans la considération du développement de l'enfant qui peut être facilement pensée comme le modèle du développement de la conscience humaine.

L'enfant peut avoir une expérience mystique subtile, causale voire non duelle mais il ne peut avoir une expérience spirituelle surmentale voire supramentale si on prend au sérieux la lecture du tableau développé ici et de celui qui le précède.
Cette analyse permettra à un suiveur lucide de Ken Wilber de rendre compte davantage de la différence entre une expérience d'une conscience sans forme et un état de conscience surmental même si ce que nous savons de Wilber ne nous permet pas en l'état de lui attribuer une telle prise de conscience. Un état de conscience surmental est aussi lié à l'expérience d'une conscience sans forme mais désormais il n'appartient plus à un champ implicite de symbolisations, de rationalisations ou d'interprétations : cet état de conscience les inclut et les transcende, le sans forme dont il peut être question n'est plus lié à un champ implicite mental qui si momentanément est vide n'en reste pas moins le champ vide expérimenté.

Aurobindo puisqu'il est question de lui pour ces idées de surmental et de supramental distingue dans le champ de conscience lui aussi une évolution verticale et des percées horizontales où expériences subtiles, dynamiques universelles et états non-duels peuvent être expérimentés. En effet ne parle-t-il pas d'une expérience de Nirvana possible sur le plan mental voire sur chaque plan ascendant ? Ou bien encore avec sa notion de subliminal distincte du supraconscient (intuitif, surmental, supramental) et du subconscient (physique, vital, mental) n'évoque-t-il pas des connaissances occultes des forces et entités mentales, vitales voire physiques ? A l'horizontale du plan vital, par exemple, on aurait un plan subtil (terminologie de Wilber) fait de ces entités ou forces puis il y aurait un centre vital universel constituant dans la terminologie de Wilber une expérience ou un état causal et enfin encore plus en retrait dans ce centre de l'être universel vital il y aurait une présence non manifestée unie non duellement à sa manifestation vitale. On pourrait chez Aurobindo envisager ce parallèle avec Ken Wilber sur les plans mentaux et physiques. Au final les propos de Ken Wilber et d'Aurobindo pourraient assez bien s'harmoniser. La fresque esquissée et surtout indianisante (si on prend au sérieux le reproche de Steve Mcintosh) d'Aurobindo de la perspective intégrale se trouverait donc réellement prolongée et éclairée dans un contexte occidental par une lecture lucide de Ken Wilber.


UNE CRITIQUE DE LA "PRE/TRANS FALLACY" DE KEN WILBER.


Cependant cette approche de Ken Wilber même réaménagée par nos soins se heurte premièrement à notre théorie de l'évolution de la conscience mentale du point de vue historique inspirée par Sri Aurobindo (et exposée dans d'autres messages de ce blog). Nous avons montré à quel point Ken Wilber négligeait le principe d'individualisation qui agit dans l'évolution de la conscience selon nous à travers ce que Socrate et d'autres désignaient comme l'âme. Nous avons déjà ainsi mené sous divers angles une critique de la philosophie de l'histoire de Ken Wilber mais notre critique du point de vue historique suppose de montrer que l'intuition symbolique est le langage de l'apogée de la conscience mentale qui n'a ni les défauts d'une conscience magique ou mythologique même si on pourrait y voir des similitudes. La "pre/trans fallacy" si elle était pleinement juste ne permettrait pas de penser que l'apogée de la conscience mentale date de bien avant la mise en place de la conscience mentale rationnelle.
Après avoir précisé notre critique historique avec Kireet Joshi, un disciple de Mère et de Sri Aurobindo, nous montrerons donc que cette approche de Ken Wilber se heurte deuxièmement à la question de la conscience symbolique comme source et sommet de la conscience mentale. Nous suggérerons pourquoi la conscience rationnelle n'est qu'un aléa de la conscience symbolique qui permet d'éviter les dégénérescences magiques et mythologiques de la conscience symbolique. Nous nous appliquerons à étudier enfin à réexaminer le développement de l'enfant : est-ce qu'une conscience mentale magique et mythologique est inhérente à son développement mental ?

Dans nos divers articles précédents nous avons présenté comme apogée de la conscience mentale une société holarchique ; il nous reste à montrer qu'elle est fondée sur le langage symbolique. Auparavant lisons Kireet Joshi dans The Veda and Indian culture, p.1-2, qui nous offre une description de l'émergence de ce que nous considérons comme ce qui produira l'apogée historique de la conscience mentale [nous traduisons, on excusera nos approximations] :
« Il y a bien sûr des historiens qui aimerait bien nous convaincre que les anciens temps étaient barbares et qu'il serait vain de chercher une connaissance ou une sagesse dans les traditions ou les traces qui témoignent de ces temps barbares. Ils concéderont bien sûr que ces barbares avaient quelque forme de religion mais ces religions, ils le maintiendront, n'avaient aucune profondeur en elles. Ils traitent l'histoire des religions comme une espèce de développement logique, comme par un rafinement et une clarté graduelle depuis animisme et le spiritisme et la magie superstitieuse jusqu'aux religions universelles présentes du monothéisme, du théisme ou de l'existentialisme. Ils refuseront d'accorder qu'il puisse y avoir eu dans ces anciens temps quelque chose de meilleur que quelques pratiques et croyances animistes ou spirites, ou rien de meilleur que du fétichisme, du totémisme ou des traditions et cultes tribaux polythéistes . D'après eux, une religion polythéiste hiérarchique et systématique était elle-même un développement plus tardif parallèle aux développement politique des premières nations. Pour trouver auparavant parmi les traces qui témoignent des plus anciennes croyances quelque chose de comparable aux notions civilisées et développées du panthéisme ou du déisme ou du théisme, il y aurait selon eux une impossibilité.
Cette interprétation se prouvera être inadéquate quand de plus larges données seront amenées de plus en plus à la lumière. Il est vrai que le plus ancien homme était un barbare un être infra-rationnel dominé presque exclusivement par des besoins physiques, des impulsions peu éclairées et par une mentalité assujetti aux sens physiques. Mais en même temps, on en est venu maintenant à accepter que l'homme infra-rationnel n'est pas entièrement infra-rationnel et qu'il avait souvent une forme de raisonnement implicite ou une forme d'élément supra-rationnel plus ou moins rudimentaire. Et ce n'est pas de façon improbable qu'à un certain stade de développement que l'âge infra-rationnel est parvenu à un ordre noble de civilisation. Il y a bien eu de fortes intuitions sur le sens des intentions globales de la vie, des idées admirables sur l'ordonnancement de la vie, sur un système social harmonieux, bien adapté à la durée et fonctionnel et sur une religion qui ne serait pas sans sa profondeur. Il est vrai qu'à ce stade la pure raison et la pure spiritualité ne gouvernait pas la société et ne mouvait pas un large ensemble d'hommes mais ils furent bientôt représentés par des individus, peu nombreux au début, leur nombre devint croissant en nombre au fil du temps. Ceci conduira à un âge de grands mystiques dès lors que la spiritualité arrivera à prédominer. Ces mystiques trouveront une atmosphère et un environnement favorables pour explorer les possibilités profondes et encore occultes de notre nature. Il est vrai, de nouveau, que des circonstances favorables avait de fortes limitations et que ces mystiques étaient incapables d'une influence plus ou moins large sur un nombre considérable de gens. Bien entendu il leur fut requis de garder leurs plus profondes découvertes secrètes et de les partager seulement à un petit nombre d'initiés. Mais ils parvinrent ainsi à semer quelques puissants indices à travers lesquels l'esprit barbare populaire aura la possibilité d'avoir accès sous certaines conditions de développements à quelque initiation aux des secrets. Dans une telle forme de développement nous trouverons des mystiques d'une connaissance profonde existant et florissant comme une minorité secrète d'initiés au milieu d'une écrasante population de mentalité barbare. Quelque chose de cette sorte semble s'être produite dans l'Inde pré-historique. Et comme les secrets du Véda sont en train maintenant d'être étudié et compris, nous sentons à quel point les rédacteurs du Véda constituaient une minorité d'initiés et combien ils sont capables de donner un tournant uniquement et singulièrement spirituel à toute l'orientation future de la civilisation. »
Dès lors on peut concevoir le discours magique ou mythologique dans son interaction avec une authentique connaissance mystique par intuitions se traduisant en termes symboliques. Le langage des Védas se présentent sous un jour magique et mythologique pour sans doute affecter l'âme du barbare. Mais si Aurobindo et son disciple Kireet Joshi ont raison, ils nous suggèrent qu'il y a là une expérience suprarationnelle dont la deuxième occurrence historique dans la tradition indienne est le langage des Upanishads ou encore le langage des présocratiques comme Héraclite ou Parménide qui sont l'aube de la conscience rationnelle proprement dite.


Ces hypothèses historiques ont-elles une résonance avec le développement de la conscience de l'enfant ? Si nous parvenons à démontrer ce deuxième point alors la thèse de Wilber qui situe la conscience rationnelle largement au-delà de toute forme de conscience symbolique sera sérieusement ébranlée. Nous aurons montré qu'une expérience surmentale peut avoir lieu avant que la conscience rationnelle ne soit installée, le mouvement descendant de la supraconscience deviendra consistant.

En effet contrairement à ce que laisse entendre Piaget ou Loevinger par exemple, le développement de la conscience mentale de l'enfant n'est pas seulement ascendant. On ne va pas simplement étape après étape d'une conscience réfléchie limitée au pointée du doigt et ignorant le lien mental entre première personne et troisième personne jusqu'à une conscience égoïque conceptuelle abstraite. Par exemple, de récentes recherches rapportées par Dominique Laplane dans Penser, c'est-à-dire ? montre que les enfants sont capables de concepts globaux bien avant de les manipuler correctement dans le langage. Dominique Laplane écrit p.25 :
"Ce qui est plus surprenant, et donc plus intéressant, c'est que, d'après J.M. Maundler, les endants de 7 à 11 mois cernent plus facilement les catégories générales que les concepts plus étroits. Ils ne distinguent pas les chiens des poissons ou des lapins, mais ils séparent nettement les animaux des véhicules et, de façon très impressionnantes, les oiseaux des avions [MAUNDLER J.M., Development of categorization : Perceptual and conceptual categories, in G.Bremer, A. STAR, G. BUTTERWORTH (eds), Infant development. Recent advances (p.163-189), Howe, England UK, Psychology Press, 1997.]. Un tel exercice paraît pourtant de prime abord nécessiter de plus grands moyens d'abstraction. Il est difficile de comprendre comment le cerveau parvient à la notion d'être vivants avant de pouvoir distinguer un chien d'un poisson. Cela nécessite l'intervention de concepts allant bien au-delà de la simple perception. [...] L'important est que l'activité de classification soit antérieure au langage et que des données conceptuelles non verbales semblent intervenir très tôt."

Ces données et d'autres qui se révèleront dans l'avenir mettent en cause la vision d'une évolution qui consisterait seulement en une évolution ascendante de la conscience. Il semble que des plans supraconscients agissent sur des plans moins conscients. Dans notre exemple si on peut se permettre une telle spéculation il y a comme un plan intelligible quasiment au sens platonicien qui semble travailler d'"en haut" à l'élaboration du cerveau en même temps que continuent à se développer dans un mouvement "ascendant" vers une conscience mentale les plans sensorimoteurs et émotionnels.



APPROFONDISSEMENT DE NOTRE HYPOTHESE D'UNE EVOLUTION PAR ASCENSION ET DESCENTE DE PLANS DE CONSCIENCE.


Dans ce modèle l'action des plans descendants rencontre l'ascension de la conscience comme ascension de plans manifestés et comme manifestation des plans supérieurs qui seraient en quelque sorte involués en eux. Nous n'avons pas représenté ce point dans notre schéma ainsi d'ailleurs que l'idée que tous les plans inférieurs évoluent jusqu'aux plans supérieurs. Mais peut-on schématiser l'évolution de la conscience si au final son sens est surmental et supramental ?

De ce point de vue le langage des symboles serait le fruit d'une action du plan intuitif mental (un plan intermédiaire entre mental et surmental) sur le mental vital, l'aspect mental qui s'enracine dans le plan émotionnel lui-même mais aussi sur le mental physique comme l'impact des mantras (ces symboles sonores qu'on utilisent dans le yoga) sur le corps le montre. Mais le symbole étant en quelque sorte l'arrimage des plans surmentaux dans la conscience manifestée en évolution avant le plein établissement du plan mental lui-même, on assiste à des confusions entre ce qui relève de forces psychiques plus ou moins obscures et ce qui relève directement de l'âme, ce qui tient à ce que Corbin et la tradition soufi nomme l'imaginal et ce que le XVIIe siècle jugera comme la part d'imagination étrangère à la raison, la folle du logis...

A la suite d'Aurobindo, Mère ou Satprem, il nous semble que ce qui assure de pas être le jouet des imaginations vitales et physiques, ces forces psychiques d'ignorance essentiellement situées sur les plans vitaux et physiques est la recherche de l'âme. L'âme ne doit pas être confondue avec l'âme de désir et on doit donc discrimer dans notre ego ce qui est du ressort d'un égo-centrisme plus ou moins subtil au service de l'âme de désir, notre principe individuel déformé et ce qui est du ressort de notre âme, notre principe d'individualisation au sein de l'évolution de la conscience.

Tout progrès transcende et inclut mais semble à un autre niveau devoir exclure ce qui entraîne sa dégénérescence en tant que progrès et l'aspiration à un progrès plus haut.
Tout progrès garde dans la sphère mentale sa part d'ignorance.

Ainsi le langages des symboles donne-t-il naissance dans les âmes éveillées aux Védas mais ces âmes se dispersant, il dégénère sous la forme des mentalités magiques où le symbole mantrique est mis au service de la quête bestiale du pouvoir. Mais là encore cette quête de pouvoir occulte si elle est celle de l'âme authentique est nécessaire et permet d'approcher de la conscience symbolique intuitive voire ensuite de la conscience surmentale d'où selon Aurobindo et ses disciples les rishis védiques ont entrevus la conscience supramentale à venir. Plus sainement bien qu'en toute ignorance la compréhension des Védas dégénère au service d'une liturgie pour s'inscrire mentalement et vitalement dans le cycle de l'univers : ils sont alors compris dans une mentalité mythologique.


Le discours mythologique est une version du langage symbolique qui met en cause la poursuite égo-centrique des pouvoirs occultes. Le récit de La Génèse dans La Bible est très clair par exemple à ce propos : Adam et Eve sont chassés du paradis car ils ont cherché le pouvoir en dehors de Dieu. Le discours mythologique appelle à un sens ethnique comme l'épisode du sacrifice d'Abraham le suggère et bien plus il a une portée universelle déjà dans le livre d'Esaïe... Mais à côté de sa pertinence, le discours mythologique fabule volontiers.

Ken Wilber force le trait et écrit à ce propos dans Integral Vision p.125 :
"Quelqu'un qui marche sur l'eau et qui est né d'une vierge biologique, ou un ancien sage qui vécut 900 ans depuis sa naissance et ainsi de suite."

A aucun moment Ken Wilber ne se pose la question de la fabulation vis-à-vis de la réalité de pouvoirs occultes et donc d'un univers de forces psychiques invisibles à la plupart... Par ailleurs il ne prend pas ici en compte le fait que les contemporains des rédacteurs de ces mythes n'avaient aucun mal à faire la part entre fabulation et phénomènes occultes authentifiés. Qu'une certaine fascination pour le fabuleux conduise au final à fabuler et à adhérer à ces fabulations est certes le propre de ce que Wilber nomme la mentalité mythologique. Mais il y a une forte différence entre le mythe de l'âge d'Hénoch et la mythologie d'un Christ thaumaturge et manipulateur de forces occultes qui dans le texte même des Evangiles est relativisée. Le lecteur attentif sait que le Christ y insiste sur l'Amour de Dieu et une foi libérée des dogmes plus que sur ses propres miracles.
Mais ceci dit, d'une part, il y a bien des cas de lévitation ou d'ubiquité de mystiques chrétiens, de yogis et de moines bouddhistes qui ont été rapportés par des sources multiples et assez peu enclines elles-même à la fabulation.
D'autre part, la mentalité mythologique chrétienne et biblique dans son histoire n'a pas eu le même rapport à la littéralité de ses dires que la mentalité mythologique grecque par exemple puisque on s'est légitimement demandé par exemple dans quelle mesure les grecs croyaient à leur propre mythe. Certes le lecteur attentif du début de la Genèse voit nettement qu'il y a deux récits de création juxtaposés dont l'ordre de création est incompatible. Le lecteur qui veut adhérer au sens littéral et qui veut justifier rationnellement sa lecture ne peut guère convaincre.
La liberté par rapport au sens littéral des mythes s'est davantage conservé en Occident grâce à l'héritage de la culture gréco-latine où chacun pouvait concourir à mettre en oeuvre ce discours par des tragédies ou des épopées à condition que sa poésie inspirée soit telle qu'on reconnaisse en lui un voyant (l'équivalent d'un prophète dans la culture grecque). Et rappelons que dans ce contexte culturel au temps de la Grèce ancienne une nouvelle forme de discours symbolique s'est fait jour avec les présocratiques : ceux-ci ont réduit dans leur vision l'interprétation des forces psychiques à des forces plus impersonnelles. Cette réduction des forces psychiques à des forces impersonnelles est l'acte de naissance de notre future science rationnelle.

Mais n'oublions pas du point de vue d'une philosophie intégrale que le progrès rationnel est donc bien inclusion et transcendance d'une mentalité ancienne. Ce n'est pas tant la mentalité mythologique et magique qui est incluse et transcendée dans la rationalisation de la conscience mentale mais le langage symbolique intuitif débarrassé des ombres magiques et mythologiques. L'élévation de la conscience mythologique et magique à une conscience rationnelle s'explique encore par une nouvelle descente d'une conscience intuitive surmentale : l'évolution ne procède donc pas seulement par une dialectique des éléments en présence mais bien par une dialectique des plans manifestés avec les plans non encore manifestés. Au fond le langage symbolique issu d'une dialectique entre d'un côté les plans vitaux et physiques et de l'autre les plans au-dessus du mental avait connu certaines dégénérescences magiques et mythologiques que l'apparition de la mentalité rationnelle permet d'éviter.

Mais toute évolution dans le plan mental laisse semble-t-il des traces d'ignorance en arrière, il faut toujours revenir en arrière à ce que le progrès mental occulte et qui va agir de manière déformante sur la lumière nouvelle de conscience pourtant obtenue.
Répétons nous :
Tout progrès mental jusqu'à présent a transcendé et inclus mais semble à un autre niveau devoir exclure ce qui entraîne sa dégénérescence en tant que progrès et l'aspiration à un progrès plus haut.

Dans le cas de la conscience rationnelle apparue pour épurer le langage symbolique, elle semble avoir au final affirmer la supériorité de son langage sur tous les autres. Parce que son langage a permis à une science efficace des forces matérielles d'émerger, elle a fini par nier qu'aucun langage symbolique ait pu pressentir plus précisément des plans de conscience plus élevés que ceux qu'elle-même peut pressentir quand elle admet qu'ils existent comme suprarationnels.

Il nous semble donc que l'imperfection mentale ne pourra trouver sa solution que dans la venue d'une conscience supramentale (autre que mentale) qui en ferait un instrument parachevé. Sri Aurobindo dans son ultime ouvrage sur la manifestation supramentale évoque en ce sens un mental de lumière. Ceci fera l'objet d'une enquête ultérieure.