dimanche 14 avril 2013

APOCATASTASE ET QUESTION DU MAL. Entre Non dualité et Eveil à l'évolution consciente.


Les chrétiens qui sont tournés davantage vers la spiritualité que vers les dogmes n'ont jamais ignoré la question du mal. Les Lumières sont anti-dogmatiques et dénoncent le mal commis par les institutions ecclésiales mais les auteurs majeurs sont pour la plupart reliés à la figure de Jésus-Christ qu'ils détachent volontiers des Églises. Pour ceux qui s'inspirent directement de Jésus-Christ, la question du mal s'inscrit dans le temps même de la révélation de Dieu. Jésus-Christ innocent et juste subit l'injustice et l'infamie. Or pour un chrétien Jésus Christ est le messager de Dieu. Sa vie et ses actes nous assurent que seul l'amour le plus intégral triomphera du mal.  Pour ceux qui s'inspirent de Jésus-Christ la mort est clairement désignée comme une des formes majeures du mal. Cette assimilation de la mort au mal n'est pas partagée par nombre de spiritualités et certains chrétiens eux-mêmes ont fait de la mort corporelle un élément positif contre les affirmations centrales de Jésus-Christ.
Les disciples immédiats de Jésus ne butaient pas sur la question du mal puisque précisément Jésus était venu selon eux témoigner que le mal ne triomphe qu'en apparence en ce monde et que l'amour remporterait à la fin une victoire contre lui. Jésus témoignait contre le mal qu'y compris un certain moralisme ignore ou que par compromission avec le réel on laisse se produire et montrait qu'il pouvait être vaincu dans ses moindres manifestations. Il nous donnait une voie pour nous confronter de plus en plus authentiquement au mal, une voie pour le reconnaître alors que nous l’ignorions, une voie pour ne plus en être le complice.

Dans les textes du premier testament, les textes de la Bible antérieurs au nouveau testament, la question du mal n'est pas du tout prise en ce sens. Dans le Livre de Job, quand Dieu répond à Job qui a subi maintes épreuves, il lui montre les monstruosités de l'univers qui prouvent sa grandeur et sa puissance. Certes il donne une réponse au juste qu'est Job mais il ne répond pas du mal physique et métaphysique qui montre sa grandeur. D'ailleurs dans ce texte Satan reçoit de Dieu lui-même son autorisation d'exercer le mal.

C'est donc vraisemblablement au temps du Christ que la question du mal que l'on pose au sens moderne a vraisemblablement émergé.

Il peut paraître étonnant qu'aujourd'hui souvent on s'appuie pour rejeter la croyance au Dieu judéo-chrétien sur cette mise en lumière du mal opérée au sein même du judéo-christianisme alors que ce mal jusque là ne choquait personne et c'est la révélation de l'amour dont témoignait Jésus qui en dévoilait l'indignité. L'absurdité du mal perpétré contre l'innocent que ce soit par un autre, une société ou la nature a souvent servi de prétexte pour évacuer le mystère de l'Être qu'explore aussi une spiritualité judéo-chrétienne de l'amour de personne à personne. L'héritage spécifique de cette tradition spirituelle mérite d'être réactualisé à côté des autres grandes spiritualités que la mondialisation nous a rendues accessibles.

Cependant cette évacuation athée du mystère au profit de l'absurde a aussi une certaine légitimité vis-à-vis de certaines dégénérescence du message de Jésus-Christ. Elle a sa source dans certaines tentatives discutables des monothéistes de régler la question du mal en voulant gommer l'absurdité du mal. En effet les deux niveaux d'interprétation du mal l'un provenant des livres de sagesse du premier testament et l'autre mis en lumière par le deuxième ont souvent coexisté et ont été souvent plus ou moins malencontreusement synthétisé en vue de gommer l'absurde. Par exemple le livre de Job dans le premier testament de la Bible ignore l'absurde au nom du mystère de la toute-puissance divine et partant de là on évacue l'absurdité de la mort de Jésus Christ du nouveau testament au profit d'un soi-disant "mystère de la croix". Pour justifier le "mystère du mal", on a souligné les conséquences physiques et métaphysiques du choix d'Adam et Ève ; on a vu alors dans la crucifixion du Christ, le prix du sang pour racheter nos fautes. Le sens pseudo-spirituel qu'on donna au caractère injustifiable du mal consista à insister sur le "mystère" selon lequel la douleur injuste pourrait participer au rachat de notre humanité. Parler de "mystère du mal" implique de le minimiser et donc d'y être indifférent quand l'autre le subit ou d'en faire une chance quand il nous advient pour racheter nos fautes aux yeux de Dieu. Faire du mal un mystère revient donc à le justifier et à secrètement se compromettre avec lui.
Si l'on reconnaît précisément le caractère injustifiable du mal et donc son absurdité pour éviter de se forger un Dieu pervers alors du point de vue de la foi telle que Jésus-Christ l'entend, la trace du mystère de l'Être nous fera espérer davantage une victoire de Dieu contre le mal qui entache sa création. Cette victoire espérée contre le mal met clairement en jeu une apocalypse : c'est-à-dire que la lumière de l'amour se révélant au cœur du monde toutes les figures du mal et du bien s'amplifieraient créant conflits, chaos social et politique, catastrophes jusqu'au retour du Messie avant qu'il ne détruise au final la mort.

La question du mal reconnue dans l'acuité de son absurdité met vraiment en jeu (le pari de Pascal n'est pas loin !) la foi et l'espérance en l'amour comme Devenir : si nous pensons que le mal ne nous permet pas de croire en Dieu, c'est au fond que nous n'avons pas foi en l'absoluité de l'amour. Dans la foi en l'absoluité de l'amour, nous n'avons plus à choisir entre l'absurde et le mystère : l'amour devenant de plus en plus présent révèle de plus en plus l'absurdité et en retour l'absurdité pourrait par exemple souligner le mystère de la persistance d'un appel de l'Être à un Devenir dans ce qui semblait insignifiant ou "insensé".

Aujourd'hui, certains expliquent que l'absoluité de l'amour c'est-à-dire son essence divine implique une impuissance du divin. Cette vision de l'impuissance défendue par Hans Jonas par exemple permet de répondre à la question du mal moral : Dieu s'est rendu impuissant à intervenir directement pour corriger l'homme car c'est l'homme qui est responsable de l'évolution car Dieu le lui a confié. Il y a ici une nouvelle tentative de faire coexister l'absurde et le mystère relié à une thématique de l'évolution.

Mais répond-il vraiment à la question du mal cosmique (maladies, tsunami, tremblements de terre, etc.) et donc plus largement à la question du mal métaphysique (la mort, la finitude, la douleur, etc. qui semblent constitutives de l'être vivant, de la matière elle-même puisque les étoiles meurent et les atomes s'épuisent, etc.) ? Par ailleurs dans une approche évolutive ne faut-il pas donner au va-et-vient entre la révélation réciproque de l'absurde et du mystère une dimension plus approfondie ?

Leibniz dans sa Théodicée a au fond renouvelé sans y insister l'approche théologique de la restauration universelle ou apocatastase. Elle avait été autrefois condamnée au VIème après JC car elle induisait dans sa version primitive la réincarnation alors que le message chrétien semble insister sur la résurrection de la chair personnelle.

Si nous laissons de côté le fait de savoir si la divinisation de la chair est incompatible ou non avec la réincarnation, nous pouvons résumer l'essence de cette approche eschatologique sous la forme d'une allégorie théologique.

Imaginons un Dieu d'amour qui souhaite créer ou manifester une communion d'amour aussi infinie que possible. A vrai dire un amour absolu peut-il vouloir moins ? Dans une communion les individus doivent être libres. Dans l'éternité, une décision est irréversible et éternelle. Or il se trouve des individus dont le premier mouvement est le refus de cette communion. Dieu a alors imaginé le temps et un cycle de vies et de mort permettant à l'âme de tendre vers le bon choix. Certains individus ont besoin de subir le refus de l'amour afin d'ultérieurement aspirer à l'amour et lui répondre en appréciant son atmosphère libératrice de la douleur, etc. Origène qui fut peut-être un disciple d'Ammonios Saccas, comme Plotin, propose à peu près une telle vision. On a bien ici une vision qui concilie la réponse à Job et l'espérance du Christ face à ce qui semble injustifiable dans le mal sans recourir à une image perverse de l'amour de (pour Dieu et venant de Dieu) Dieu.

Dans un contexte moderne, Leibniz va renouveler plus ou moins implicitement cette théologie de l'apocatastase entre autres face à Spinoza. 

Le rationalisme de Spinoza implique un déterminisme :
"Les choses qui ont été produites par Dieu n'ont pu l'être d'une autre façon, ni dans un autre ordre.", Ethique I, proposition XXXIII. 

Selon lui, l'univers est une libre nécessité qui s'auto-engendre de manière parfaite :
"cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature, agit avec la même nécessité qu’il existe. Car la même nécessité de nature par laquelle il existe, est celle aussi, nous l’avons fait voir (Prop. 16, p. I), par laquelle il agit. Donc la raison, ou la cause, pourquoi Dieu, ou la Nature, agit et pourquoi il existe est une et toujours la même.", Ethique IV, Préface ; 
"Par réalité et par perfection, j'entends la même chose", Éthique II, Définition 6

La question du mal est entièrement dissoute par la métaphysique spinoziste : c'est un point de vue humain ignorant qui persiste à se vouloir contre le bon sens être "un empire dans un empire", Éthique III, préface. Le divin n'est pas en soi amour selon Spinoza car l'amour se produit dans le divin par le biais du sage qui est l'amour du divin (amour pour le divin et amour produit par le divin s'individualisant consciemment). Le mal moral est une considération sociale ; le mal cosmique est une vue relative à nos intérêts humains ; le mal métaphysique n'existe que tant que nous sommes ignorants de notre vraie nature à savoir que nous sommes une individualisation temporaire du tout éternel de l'univers. L'univers est parfait puisqu'il se sait être ce qu'il est. Seul un point de vue relatif peut y trouver de l'imperfection dès lors qu'il imagine des intentions contraires aux siennes et dès lors qu'avant cela il s'imagine de la finalité.


Une logique d'inspiration spinoziste alliée à une qualité de conscience vécue qui y correspond dans la vie singulière peut susciter en nous la paix et la tranquillité : les dualités ne sont qu'apparentes. Cependant au sein de cette paix et de cette tranquillité, il y a une insatisfaction positive qui peut demeurer : on peut être en paix et tranquille et cependant aspirer à plus de perfection dans le détail de cet univers. L'artiste peut être paisible en peignant mais rester sensible à l'imperfection du tableau auquel son geste participe. La question du mal reste posée même si elle peut être apaisée par cette prise de conscience d'être en un sens l'univers individualisé. On en revient ici à la réponse à Job formulée de manière rationalisée et donc sécularisée. La nécessité d'une apocalypse divine (d'une manifestation du divin au sein de la création ou de la manifestation matérielle) est écartée.

On doit bien admettre que le renouveau spirituel que la non dualité représente ces dernières années après l’arrivée du bouddhisme et l'influence de l'hindouisme en Occident donne à la position de Spinoza un regain de puissance : c'est l'ego-centrisme se détachant de l'égoïsme qui voit le mal, quand il n'y a plus ni égoïsme ni ego-centrisme parce que l'ego est relativisé dans la conscience pure alors la question du mal peut sembler dissoute. Mais reconnaissons que dans ces philosophies l'amour n'est plus un Devenir absolu car le divin ou l'absolu ne sont pas essentiellement amour.

Par exemple certains comme Arnaud Desjardins fidèle à l'Advaïta vont relativiser l'extase de l'amour (ananda en sanscrit) en affirmant qu'il masque l'Ultime alors que d'autres comme Ma Anandamayi témoigne davantage de l'absolu comme d'un Sat-Chit-Ananda, une Existence, Conscience, Amour-joie. 

On reconnaîtra qu'effectivement le dépassement de l'ego à commencer par sa relativisation aboutit à une dissolution d'ignorance et donc du mal mais peut-on affirmer que la présence du mal soit dès lors entièrement dissoute ? Si l'amour est une dimension essentielle du divin, n'appelle-t-il pas son entière manifestation dans l'évolution cosmique et donc terrestre ? La non dualité fait de l'amour un effet de la réalisation de l'Être en un individu, l'amour étant un effet d'une surabondance d'Être à côté d'une dualité fondamentale de la manifestation. Mais un amour plus authentique n'est-il pas paradoxe de plénitude et d'insatisfaction d'un individu ayant réalisé l'Être ? L'amour le plus authentique n'est-il pas un besoin d'Être, la source d'un Devenir de l'Être ? L'amour vrai et absolu ne se veut-il pas manifesté là où il y a apparente perte d'être au sein de la manifestation ?

Pour clarifier la distinction, on pourrait opposer des formes d'abandons spirituels entendus comme laisser faire (ou "laisser être" version Heidegger sécularisant à sa manière la mystique de la Gelassenheit rhénane) avec un don intégral véritable (surrender en anglais) à l’œuvre divine. 

Leibniz  a certainement aussi été très fasciné par l'approche de Spinoza qui est radicalement fondée sur le rationalisme. Mais pour lui la raison nécessaire n'est pas le tout de la raison. Sa réaction rejoint la nôtre face à nombre de spiritualités contemporaine de la non dualité : pourquoi affirmer que le réel est parfait et ignorer le Devenir en le relativisant au profit de l'Être au-delà du temps (sub specie aeternitatis) ? Chez Leibniz, Le sens de la vision chrétienne visiblement inspirée par la théologie de l'apocatastase inspire un principe de raison suffisante. Il y a plusieurs univers possibles mais c'est le meilleur qui a été créé et le meilleur ne signifie pas celui qui est parfait ici et maintenant. L'hypothèse métaphysique est solidaire d'une vision pratique :
Entrer dans la perfection pleine et entière de l'Être signifie aussi pour un être humain la recherche d'une communion à la dynamique du Devenir.

Dans La cause de Dieu, &71 et suivants, l'un de ses Essais de Théodicée, Leibniz nous décrit de manière inspirée ce point :
Lorsqu'un fleuve emporte avec soi des embarcations, il leur imprime une vitesse, mais limitée par leur inertie propre, en sorte que, toutes choses égales d'ailleurs, les plus chargées vont le moins vite. Ici donc, la rapidité vient du fleuve, et la lenteur du fardeau ; le positif de la vertu du moteur, et le privatif de l'inertie du mobile.
C'est de la même manière, doit-on dire, que Dieu attribue de la perfection aux créatures, mais une perfection limitée par leur réceptivité propre.
De la sorte, l'entendement se trompera souvent par défaut d'attention, la volonté se brisera par défaut de promptitude, toutes les fois que l'esprit, qui doit tendre jusqu'à Dieu, c'est-à-dire jusqu'au Bien Suprême, s'attachera par inertie aux créatures.
NB : On pourra se reporter aussi à un autre passage dans la première partie au &30 du même livre où l'image est développée.

A vrai dire si on prête attention à la fiction, chacun reconnaîtra que la meilleure histoire n'est pas forcément celle qui implique la perfection immédiate. Bien sûr, la meilleure des histoires possibles tendra vers la perfection c'est-à-dire l'achèvement d'une dynamique des personnages et du récit.
Enfin, sans possibles multiples, il n'y a ni libre-arbitre ni d'équivalent envisageables pour l'homme et pour le divin.

Voltaire ironisera en évoquant le meilleur univers possible face aux aléas et aux douleurs des héros de son Candide mais Leibniz considère non pas la surface c'est-à-dire d'abord le bien-être de notre ego mais le développement de notre âme dont ego et corps dans l'histoire sont la matrice. Pangloss est une caricature d'un Leibniz, emporté par le point de vue d'en haut. Le point d'en haut chez les stoïciens relativisait le point de vue individuel, le point de vue d'en bas qui ne perçoit pas l'harmonie. Le Pangloss de Voltaire est au fond déjà un peu spinoziste au point où Dieu sous la forme des turques et Dieu sous la forme des chrétiens se massacre soi-même sub specie aeternitatis.
Dans la non dualité, il y a souvent une négation du mal quitte à relativiser l'horreur de la shoah ou telle catastrophe dramatique.

Le point de vue d'en haut est une approche mentale qui selon Voltaire va éventuellement jusqu'à nier dogmatiquement la souffrance, la douleur oubliant la compassion et parfois même l'engagement pour la combattre. La négation du Devenir par un point de vue d'en haut n'est pas étrangère au geste de Schopenhauer indiquant au soldat où tirer pour abattre un révolutionnaire des années 1848...
Mais si le véritable Leibniz conjecture sur le point de vue d'en haut au risque de ne plus laisser en suspens le mystère, il en parle aussi à partir d'un point de vue d'en bas.
L'extrait précédent de La cause de Dieu est là encore significatif. Leibniz y prend bien le point de vue des individus qui font face au mal (l'inertie interne et externe) auxquels il propose de rejoindre le point de vue d'en haut qui leur destine un Devenir en dépit du mal auquel ils ont personnellement à faire face.
Même au cœur de la souffrance, un être humain peut gagner en humanité ou malheureusement y perdre selon sa façon de vouloir et de penser. 
Ici il y a un point de rencontre possible parmi d'autres entre les pratiques de la non dualité qui permettent à la conscience de l'Être de s'éveiller et l'éveil d'une évolution consciente au service du Devenir.
 
Au final, il y a pour Leibniz une ascension inévitable de l'histoire humaine puisque la grâce divine s'appuie sur le marche-pied du mal pour manifester le Devenir : Leibniz influence toutes les théories du progrès et de l'évolution de la conscience en Occident. Voltaire qui induit dans le Candide une critique des disciples dogmatiques de Leibniz partage d'ailleurs cette conviction qu'un progrès est possible. Mais au-delà de sa vision du progrès scientifique et technique, sa discussion avec Leibniz dans le Candide nous suggère de mieux comprendre ce progrès en y voyant une avancée non linéaire à cause d'un va-et-vient entre absurde et mystère. Candide participe au progrès car cet écrit dénonce un mal qui s'ignore bien qu'il entende affirmer le bien.

On a souvent tendance à ridiculiser aujourd'hui cette approche. Voltairien et Rousseauiste, on ne croit plus au progrès inéluctable du genre humain. Les catastrophes totalitaires du nazisme et du communisme (cette dernière ayant été reconnue largement par tous seulement à la fin des sixties) et la catastrophe écologique qui se profile y sont pour beaucoup. On a l'impression que l'histoire proche et contemporaine souligne davantage l'absurde que la lumière du mystère qui lui serait concomitante.

Le rationalisme est même accusé régulièrement d'être la cause de ces catastrophes. L'idéologie du progrès comme progrès du savoir rationnel conduirait à nier justement tout mystère et l'absurdité contemporaine serait essentiellement l'effet de l'oubli du mystère. Des guénoniens ou des néo-heideggeriens contesteraient tel ou tel mot de cette formulation mais leur analyse accusant la modernité issue des Lumières a bien un tel air de famille. Cette accusation est souvent portée par des postmodernes quitte à s'aveugler en s'alliant à ceux traditionalistes qui refusent les acquis des Lumières alors que leur existence même en tant que postmodernes les présuppose : la raison a cherché à dominer la nature, l'évolution humaine et l'histoire sociale, ce qui est vain mais comme est vain le refus du discernement rationnel, de sa diffusion démocratique par la liberté de conscience éduquée, etc.
Le rationalisme n'est d'ailleurs pas uniforme et c'est là être post-moderne en devenant hypermoderne : il y a eu et il y a diverses formes rationalismes. Certains négateurs des acquis de la modernité comme les guénoniens usent remarquablement de la critique rationnelle pour pointer ce qui transcende toute raison.

Le rationalisme de Leibniz est peut-être plus ouvert que celui de Spinoza (pourtant aujourd'hui sans doute plus à la mode) car malgré ses ambitions systémiques, il implique aussi que nous ne pouvons pas comprendre dans une vision globale certains phénomènes qui émergent car ils sont inscrits au sein d'une complexité infinie qui nous échappent. La pensée de Leibniz peut donc nourrir une approche spirituelle d’Éveil à l'évolution consciente qui suggèrerait que "tout est conscience-amour", qu'il y a une vision globale divine surabondante d'amour mais qu'elle nous est inaccessible dans son entièreté même si dans son entièreté il apparaîtrait que le mal cosmique et moral que rencontrent les individus ne serait que l'inertie face à un courant évolutif.

Le paradigme d'un éveil évolutif propre au mouvement intégral est donc opposé à ceux qui espèrent subtilement une dissolution de la manifestation ou la relativise d'un point de vue privilégiant la source de l'Être.  Le mouvement intégral même s'il intègre volontiers le meilleur de ces spiritualités donnant accès à l'Être s'oppose donc clairement à certaines écoles bouddhistes, hindouistes relativisant le devenir ou des écoles juives, chrétiennes ou musulmanes centrées sur un devenir réduit au seul salut de l'âme et à une résurrection "spirituelle".

Nous appuyant sur les enseignements de la non dualité, nous pouvons distinguer la perception et la pensée entrevoyant dans la perception un non mental qu'est la vacuité. Mais si la vacuité ouvre une perspective non mentale expérimentale, elle reste dans les faits toujours manifestée le plus souvent dans et par le mental.

L'intuition comme manifestation créatrice et non résultat d'un bricolage à partir de l'expérience semble venir de derrière la vacuité. L'intuition montre que la vacuité mise en lumière par la non dualité s'avère dès lors une lumière ténébreuse qui cache des réalités surmentales voire supramentales (selon certains témoignages) ou encore des réalités liées à une âme. Il y a là les bases d'une spiritualité à la fois centrée sur l'Être et le Devenir.

L'apocatastase est pensée en fonction d'un salut des âmes. Le paradigme évolutif voit là une notion liée à une mentalité encore religieuse au sens où elle se sent tenue à des dogmes. Pour le paradigme évolutif, le salut de l'âme n'est plus le problème central. Mais il y a un héritage spirituel qui demeure de la vision théologique de l'apocatastase : il s'agit que l'unité, la paix et l'amour qui se manifeste au cœur de notre découverte de la vacuité se manifeste à travers tout ce qui se manifeste. L'émergence de la raison a été et reste un énorme facteur de progression de la manifestation humaine en ce sens. Mais l'évolution a besoin de plus que le progrès de la raison pour tendre vers l'unité, la paix et l'amour qui est à sa source. La raison peut éviter, sagement utilisée, les excès de l'égoïsme mais elle ne peut déraciner l'ego-centrisme sous ses formes les plus subtiles que sont l'ethnocentrisme et plus encore l'anthropocentrisme. Il s'agit bien de réduire l'écart entre la source et la manifestation sans dissoudre la manifestation.
 
Si on se place d'un point de vue évolutif, une crise évolutive révèle un mal au cœur d'une forme de vie qui représentait jusque là un bien. Ce qui dynamisait la vie devient alors ce qui représente une inertie. Le lien entre mystère et absurde peut alors se réinterpréter. Le mystère des sauts évolutifs qui jalonnent l'évolution s'accompagne inexorablement d'une mise en lumière d'une absurdité venue d'une forme de vie devenant l'obstacle à son mouvement. Ainsi le mal peut-il redoubler au niveau des symptômes quand un corps en évolution est proche d'y développer une immunité. 
Considérons que le premier obstacle au vivant était certainement l'ignorance de ce qui pouvait interrompre la vie, il fallait donner à la vie plus de possibilité d'explorer ces obstacles à travers diverses formes. Le sexe permit certainement cette exploration. Il participait aussi d'une pluricellularité en devenir. Pour des formes de vie pluricellulaire, le plaisir et la douleur fût donc une réponse possible afin d'éviter l'accident. Cependant la douleur s'avéra aussi limitée, la peur permet de l'anticiper et de l'éviter. Le désir s'avéra une anticipation du plaisir. Mais désir et peur en devenant des émotions de plus en plus subtils risquent d'aboutir à des impasses. La conscience mentale peut les éviter. La prudence réduit les situations d'intensification de la peur tout en donnant au désir le plus de succès possible. La prudence induit aussi le développement d'explorer virtuellement l'action. La tactique, la stratégie relationnelles mais aussi la technique deviennent possibles. Avons-nous vraiment mentalement les moyens de franchir les limites absurdes du monde du désir et de la peur ? Il s'avère pour nous être mentaux que douleur et plaisir physiques et en amont sexe et mort deviennent des limites absurdes.
L'évidence actuelle de l'absurdité de l'existence humaine nous masque la source profonde de l'absurdité : notre stade évolutif humain dont le mental devenu rationnel reflète les limites avec acuité. Le saut évolutif important qui inéluctablement se prépare si le paradigme évolutif est juste n'est donc pas seulement le dépassement de notre condition mentale absurde mais aussi de notre animalité, de sa mortalité qui n'a plus guère de sens et à l'horizon de notre condition d'être vivant encore incapable d'éviter l'accident fatal.

Dans les théologies rationalistes comme celles de Spinoza et Leibniz, le divin est pensé comme devant se conformer dans ses actes à la raison interprétée comme mathesis universalis. Pour Leibniz nous aurons donc affaire à ce qui paraît miraculeux parce que nous n'en avons pas la pleine compréhension rationnelle. Nous pouvons cependant envisager cette complexité infinie à l'aide de ce principe de raison suffisante et comprendre que ce qui à nos yeux est miracle ne l'est pas aux yeux d'une compréhension rationnelle surhumaine.
Le paradigme d'une évolution de la conscience prolonge surement davantage le rationalisme de Leibniz que celui de Spinoza. Mais dans le mouvement intégral le paradigme évolutif implique que le rationalisme est une vision du monde limitée comme toutes les autres visions mentales. La réalité dans une approche intégral d'éveil à l'évolution de la conscience n'est pas irrationnelle mais elle est au-delà du rationnel et même de plusieurs rationalités nécessaires devant admettre leurs limites pour s'en rapprocher. Affirmer l'inverse serait nier que l'évolution puisse produire un être capable d'une conscience supérieure à la conscience mentale humaine.
Qui sait si nous ne sommes pas précisément aveugles aux véritables miracles d'une conscience surmentale voire supramentale comme l'homme préhistorique était aveugle à l'or qu'il croisait pourtant puisque cet or n'entrait pas encore dans sa vision mentale du monde ? Voyant les ressources de ce qui faisait les succès passés ne passerions-nous pas à côté de ce qui marque la présence d'une autre manière d'être au cœur du Devenir ?

Le mouvement intégral est donc clairement un matérialisme divin : il s'inscrit dans une évolution de la matière et de sa conscience.